03 septembre 1792: Les massacres de Septembre
Massacres de prisonniers.
Toutefois cet acte, en établissant que l'abbé Luzeau de la Mulonnière a été inhumé au cimetière de Vaugirard, pourrait encore laisser planer quelque doute à l'égard des autres prêtres massacrés aux Carmes, si les procès-verbaux de la section du Luxembourg ne venaient eux-mêmes donner la certitude la plus complète sur ce point.
Voici en effet ce qu'on lit dans le procès-verbal de la séance du 3 septembre 1792 :
« M. Daubanel, secrétaire nommé pour procéder à l'inhumation des personnes qui ont subi hier la juste vengeance du peuple, a fait rapport de sa mission et a annoncé que cent vingt personnes avaient été enterrées ce matin dans le cimetière de Vaugirard.
« Il a demandé que l'assemblée prît un parti définitif à l'égard de la dépouille des morts ; il a observé que ces dépouilles, attendu l'état de délabrement où elles se trouvaient, ne pourraient être que d'un rapport très modique. Il propose en conséquence que ces dépouilles soient données aux personnes qui ont prêté les mains pour les déshabiller.
« Le Comité adopte cette proposition et néanmoins, avant de faire la délivrance de ces effets, l'assemblée arrête que des commissaires pris dans son sein seront autorisés à se transporter au couvent des Carmes pour y faire la visite et recherche de tous les objets qui pourraient se trouver parmi les dépouilles (1 Archives du palais de justice de Paris. Dossier des septembrisations) »
En vertu de cet arrêté, MM. Lenoir, Richard, P.-J. Audoin, Lecoq, Petit-Gérard, Boyer, Balduc, Desages, Monvoisin et Lejeune se rendirent au couvent des Carmes, réunirent avec soin tous les objets qui avaient
appartenu aux victimes et dressèrent quelques jours après un procès-verbal dont voici le préambule :
« Le dix septembre 1792, l'an quatrième de la liberté et le premier de l'égalité, cinq heures et demie de relevée, nous, commissaires soussignés, chargés par l'assemblée générale de la section du Luxembourg de procéder à l'inventaire des effets trouvés sur les prêtres renfermés aux Carmes et jugés par le peuple, nous nous sommes transportés dans une des salles du Comité et y avons apporté les effets susdits pour les inventorier, ce que nous avons fait ainsi qu'il suit (1 Archives du palais de justice de Paris, greffe de la Cour impériale)
« Dix-sept paquets sont ensuite analysés, et l'estimation des objets qu'ils renfermaient s'élève à trente mille huit cent quarante-cinq livres six sols six deniers. D'un autre côté, M. Daubanel déclara avoir entre ses mains, comme provenant de la même origine, une somme de deux mille quatre cent quarante-quatre livres, composée de trente et un louis d'or, et le surplus en assignats (2 Ces 31 louis d'or avaient été versés à Daubanel par le sieur Adrien-Vincent Cheminot], qui, interrogé plus tard sur ce qu'il savait des massacres du 2 septembre, répondit « qu'étant fossoyeur il fut requis pour aider à dépouiller les morts et a trouvé sur un d'eux, dans le dos de sa soutane, 31 louis qu'il a remis à Daubanel, secrétaire de Ceyrat » Archives du palais de justice, greffe de la Cour impériale) »
Parmi ces divers objets se trouvèrent quarante montres en or, dont quatre à répétition et une enrichie de diamants, quatorze en argent, et une en galuchat.
Que devinrent ces valeurs ?
Ont-elles été versées dans les caisses de l'État ?
Ont-elles, au contraire, été restituées plus tard aux familles ?
Nous l'ignorons ; seulement, si nous en croyons les documents qui ont passé sous nos yeux, Daubanel en serait demeuré nanti et, de connivence avec Joachim Ceyrat, il se serait abstenu d'en rendre compte, lorsque les membres de la section le demandèrent (1).
1. On lit, en effet, sur le registre de la Commission d'instruction de la section du Luxembourg ce qui suit :
« Le citoyen Antoine Perin, homme de loi, demeurant rue Garancière, n° 1099, a déclaré que vers la fin du mois de septembre 1792 à une assemblée générale de la section présidée par Ceyrat, sur la motion d'un membre appuyé par plusieurs autres, de faire rendre compte à Daubanel des dépouilles des victimes massacrées aux Garnies, Daubanel balbutia, et Ceyrat demanda qu'on passât à l'ordre du jour, ce qui eut lieu.»
(Archives de la Cour impériale.)
Le sieur Daubanel, du reste. paraît avoir été coutumier du fait, si on en juge par l'extrait suivant de la séance de la section du Luxembourg du quintidi 15 messidor an II (3 juillet 1794).
« Un membre cite le citoyen Daubanel comme comptable envers la section et dit que lorsqu'ils étaient tous deux commissaires pour saisir l'argenterie de la ci-devant Miséricorde, non seulement Daubanel n'a point rendu ses comptes, mais a toujours refusé de lui donner un récépissé des objets qu'il lui remit en mains.
« L'assemblée, présidée par Vitra, reconnaissant que Daubanel ne peut être comptable de ces objets qu'envers la commune, passe à l'ordre du jour entièrement motivé sur ce que le réclamant doit se pourvoir pour la décharge devant le citoyen Daubanel. »
(Archives de la préfecture de police.)
On fit en outre apposer les scellés dans les établissements religieux dont les supérieurs venaient d'être massacrés ; mais on ne laissa pas longtemps subsister cet obstacle à la prise de possession des objets précieux qui y étaient renfermés (2).
2. Il en fut ainsi de la communauté de Laon ; la lettre suivante le prouve:
« Du Comité de la section du Panthéon français le 4 septembre 1792 l'an 4e de la liberté, le 1er de l'égalité, deux heures du matin.
« Messieurs,
« Nous avons l'honneur de vous faire part que les commissaires du Comité ont apposé hier les scellés à l'ancien séminaire de Laon, Montagne Sainte-Geneviève ; les supérieurs de cette maison avaient été précédemment arrêtés à la maison de campagne, à Vaugirard, et déposés au couvent des Carmes, vis-à-vis le Luxembourg.
« Nous pensons devoir vous prévenir qu'il se trouve sous les scellés quelques objets d'argenterie en vases sacrés, des ornements assez riches et des objets servant au culte en cuivre, ce qui pourrait exiger que ces scellés soient levés le plus tôt possible. La maison est aussi garnie en meubles, approvisionnée en bois et en vin.
« Nous avons l’honneur d'être, Messieurs,
« Les membres du Comité du Panthéon Français
« Signé : LEROY, DEVROCHY et JOUNARD. »
Nous avons dit que plusieurs des prêtres avaient été préservés de la mort d'une façon toute miraculeuse. Parmi eux on peut citer l'abbé Berthelet de Barbot, dont nous allons transcrire intégralement la relation.
J'appris, le 11 août après midi, que des gardes nationaux étaient venus chez moi pendant mon absence pour me conduire à ma section, celle du Luxembourg. Je m'y rendis de moi-même et m'adressai à Legendre, qui la présidait, pour savoir ce qu'on voulait de moi. Il me fit passer dans une salle voisine où je trouvai trois particuliers qui me demandèrent si j'étais prêtre et, sur nia réponse affirmative, ils m'envoyèrent dans une autre pièce où je fus bientôt rejoint par Mgr l'archevêque d'Arles ( Jean Marie Dulau, archevêque d'Arles, né dans le diocèse de Périgueux en 1738. Il avait été agent général du clergé, député aux états généraux pour la sénéchaussée d'Arles)
Nous y restâmes jusqu'à neuf heures du soir, ignorant ce qu'on voulait faire de nous. Nous fûmes appelés, alors, fouillés et réunis à soixante autres ecclésiastiques environ et conduits avec eux entourés de gardes, par les souterrains du grand et du petit séminaire dans l'église des Carmes (1).
1. Nous n'avons trouvé, sur les anciens plans du séminaire, aucune trace de ces prétendus souterrains. Il est probable que l'abbé Berthelet a donné ce nom à quelques galeries inférieures qui aboutissaient à une porte donnant sur la rue du Pot-de-Fer, en face celle Honoré-Chevalier.
Là, il nous fut défendu de parler : un garde fut mis à côté de, chacun de nous, et l'on nous apporta, pour toute nourriture, du pain et de l'eau. C'est ainsi que nous passâmes la première nuit ; et jusqu'au cinquième ou sixième jour nous couchâmes sur le pavé de l'église. Il fut ensuite permis à ceux qui en avaient les moyens de se procurer des lits de sangle et des paillasses. Le lendemain du jour où nous avions été enfermés étant un dimanche, nous demandâmes la permission de dire ou d'entendre la messe ; et cette consolation nous fut refusée, non seulement ce jour-là, mais encore pendant tout le temps de notre détention. Nous évitâmes avec soin de donner aucun sujet de plainte contre nous, et nous rejetâmes même la proposition qui nous fut faite, à différentes reprises, par un jeune homme, nominé Vigouroux, qui portait l'habit ecclésiastique sans être attaché à cet état, de profiter des occasions qu'on semblait nous offrir de prendre la fuite, car on laissa plusieurs fois des portes ouvertes, et même des armes à notre disposition.
Sans examiner si c'était ou non une perfidie, n'écoutant que notre conscience, nous craignîmes de nous rendre coupables ou de compromettre quelqu'un parla fuite : et nous continuâmes à rester soumis aux ordres que nous avions reçus. Cependant, notre prison se peuplait tous les jours davantage, et comme c'était la nuit principalement qu'arrivaient d'autres prisonniers, nous étions fréquemment troublés dans notre sommeil par les propos outrageants et le cliquetis des armes des gardes qui les amenaient.
Sur la fin du mois d'août, un commissaire vint faire un appel général des prisonniers, et l'on demanda successivement à chacun en particulier, s'il était prêtre, ou dans les ordres sacrés. On écrivit nos réponses et l'on élargit deux prisonniers qui déclarèrent n'être pas liés aux ordres.
On retint néanmoins parmi nous deux laïques : M. Duplain de Sainte-Albine et M. de Valfons, ancien officier au régiment de Champagne, qui déclara être catholique romain et ne pas connaître d'autres motifs de sa détention.
Quelques jours après cette visite, nous reçûmes celle d'un autre commissaire de la section, qui nous parla à chacun en particulier, et nous demanda nos couteaux, nos ciseaux et nos canifs, après nous avoir dit quelques mots de consolation. Nous voyions fréquemment aussi M. Manuel, procureur de la commune. Il nous dit un jour que l'on avait examiné nos papiers : que l'on n'avait rien trouvé qui pût nous faire paraître coupables, et que nous serions bientôt rendus à la liberté. Il nous revit le 30 août, et nous dit que les Prussiens étaient en Cham-pagne ; que le peuple, de Paris se levait en masse, et envoyait toute sa jeunesse pour les combattre ; que l'on ne voulait point laisser d'ennemis derrière soi, et que nous devions, pour notre propre sûreté, et pour obéir au décret de déportation, nous préparer à sortir de France.
Sur une observation de l'un de nous, il répondit que l'on nous accorderait quelques heures pour prendre dans nos maisons les choses dont nous aurions besoin pour le voyage, et le soir même, vers minuit, un commissaire, accompagné de gendarmes, nous lut le décret sur la déportation, et le laissa affiché dans le sanctuaire. Dès le lendemain, nous nous hâtâmes de recueillir le plus d'argent qu'il nous fut possible, pour des voyages dont nous ne connaissions ni le terme ni la durée. Nous étions alors environ cent soixante prisonniers.
Dimanche 2 septembre.
« Quelques-uns de nous avaient été visités, ce jour-là, par des parents ou des amis qui leur serraient les mains, et se contentaient de verser des larmes, sans oser exprimer leurs craintes. Les mouvements précipités des gardes qui veillaient sur nous, les vociférations qui, des rues voisines, parvenaient jusqu'à nos oreilles, le canon d'alarme que nous entendîmes tirer, tout était fait pour nous donner de l'inquiétude, mais notre confiance en Dieu était parfaite. A deux heures, le commissaire du comité de la section vint faire précipitamment un appel individuel de toutes nos personnes, et nous envoya dans le jardin où nous descendîmes par un escalier à une seule rampe, qui touchait presque à la chapelle de la sainte Vierge comprise dans l'église où nous étions prisonniers. Nous arrivâmes dans ce jardin au travers de gardes nouveaux, qui étaient sans uniformes, armés de piques et coiffés d'un bonnet rouge : le commandant seul avait un habit de garde national. A peine fûmes-nous dans ce lieu de promenade, sur lequel donnaient les fenêtres des cellules du cloître, que des gens placés à ces fenêtres nous outragèrent par les propos les plus infâmes et les plus sanguinaires. Nous nous retirâmes au fond du
jardin, entre une palissade de charmilles et le mur qui le sépare de celui des dames religieuses du Cherche-Midi. Plusieurs d'entre nous se firent un refuge d'un petit oratoire placé dans un angle du jardin, et ils s'étaient mis à dire leurs prières de vêpres lorsque tout à coup la porte du jardin fut ouverte avec fracas. Nous vîmes alors entrer en furieux sept à huit jeunes gens dont chacun avait une ceinture garnie de pistolets, indépendamment de celui qu'il tenait de la main gauche, en même temps que de la droite il brandissait un sabre. Le premier ecclésiastique qu'ils rencontrèrent et frappèrent fut M. de Salins qui, profondément occupé d'une lecture, avait paru ne s'apercevoir de rien. Ils le massacrèrent à coups de sabre, et tuèrent ensuite ou blessèrent mortellement tous ceux qu'ils abordaient, sans se donner le temps de leur ôter entièrement la vie, tant ils étaient pressés d'arriver au groupe d'ecclésiastiques réfugiés au fond du jardin. Ils en approchèrent en criant : « l'archevêque d'Arles ! l'archevêque d'Arles ! » Le saint prélat nous disait alors ces mots, inspirés par une foi vive : « Remercions Dieu, Messieurs, de ce qu'il nous appelle à sceller de notre sang la foi que nous professons ; demandons-lui la grâce que nous ne saurions obtenir par nos propres mérites, celle de la persévérance finale. » Alors M. Hébert, supérieur général de la congrégation des Eudistes, demanda pour lui et pour nous d'être jugés. On lui répondit par un coup de pistolet qui lui cassa une épaule, et l'on ajouta que nous étions tous des scélérats en criant derechef ; « l'archevêque d'Arles! l'archevêque d'Arles ! » Déjà les assassins ( Ce passage n'est pas de l'abbé Berthelet. Nous trouvons ce récit dans les Martyrs de la Foi, par l'abbé Guillon, tome III, p. 39.) pprochent du prélat en criant de plus en plus : « l'archevêque d'Arles ! l'archevêque d'Arles ! » Il est encore à genoux au pied de l'autel; mais quand il s'entend nommer il se lève pour aller s'offrir aux meurtriers ; les prêtres l'entourent pour le cacher et le retenir. «Laissez-moi passer, leur dit-il ; si mon sang peut les apaiser, qu'importe que je meure ! Mon devoir n'est-il pas d'épargner vos jours aux dépens même des miens ? » Les mains croisées sur la poitrine et les yeux fixés vers le ciel, il marche gravement vers ceux qui le réclament et leur dit comme autrefois le Sauveur à ceux qui venaient pour le saisir : « Je suis celui que vous cherchez,— C'est donc toi, s'écrient ces furieux, c'est donc toi, vieux coquin, qui es l'archevêque d'Arles? — Oui, Messieurs, c'est moi qui le suis. — Ah ! scélérat, c'est donc toi qui as fait verser le sang de tant de patriotes dans la ville d'Arles. Je n'ai jamais fait de mal à personne. — Eh bien ! moi, répliqua l'un des forcenés, je vais t'en faire.» Et à l'instant il lui assène un coup de sabre sur le front; l'archevêque ne profère aucune plainte, et presque au même instant sa tête est frappée par derrière d'un autre coup de sabre qui lui ouvre le crâne. Il porte sa Main droite pour couvrir ses yeux, et elle est abattue à l'instant même par un troisième coup. Un quatrième le fait tomber assis et un cinquième le fait tomber par terre sans connaissance. Une pique lui est enfoncée dans la poitrine avec tant de violence que le fer n'en peut être retiré, et le corps du saint prélat est foulé aux pieds par les assassins.
« Après l'avoir atrocement assassiné, les sicaires se tournant vers nous qui restions immobiles d'admiration !sur la manière dont il était mort, nous frappèrent avec leurs sabres et leurs piques ; je reçus une blessure à la cuisse, et M. l'évêque de Beauvais en eut une cassée coup de feu.
En ce moment, le commandant du poste, resté à l'extrémité du jardin, nous ordonna de rentrer dans l'église, et nous nous acheminâmes, avec plus ou moins de peine, l'escalier par lequel nous en étions sortis, mais des armes y plongeaient leurs baïonnettes. Nous nous amoncelions vers cet endroit sans pouvoir passer, les hommes à piques vinrent y croiser aussi leurs armes d'une manière effrayante ; nous y eussions tous été tués si, par des prières réitérées, le commandant n'eût enfin obtenu que ces assassins nous laisseraient entrer dans l'église.
« Nous nous rendîmes dans le sanctuaire, et auprès de l'autel où nous nous donnâmes l'absolution les uns aux autres, nous récitâmes les prières des mourants et nous nous recommandâmes à la bonté infinie de Dieu.
« Peu d'instants après arrivèrent les assassins pour nous saisir et nous entraîner ; le commandant du poste leur représenta que nous n'étions pas jugés, et que nous étions encore sous la protection de la loi. Ils répondirent que nous étions tous des scélérats, et que nous péririons. En effet, ils firent descendre les prisonniers peu à peu et en petit nombre dans le jardin, à l'entrée duquel se postèrent les égorgeurs »
(Ici venaient se placer certains détails que l'abbé Lapize de la Pannonie, sauvé pareillement (le ce massacre, a fournis à M. l'abbé Barruel, et que l'abbé Berthelet a passés sous silence, par égard sans doute pour celui qui avait contribué à le sauver lui-même)
«Un commissaire de la section, envoyé avec la mission apparente d'empêcher le massacre des prisonniers, ce commissaire se nommait Violette, membre du comité, de la section du Luxembourg, vint s'établir avec une table, et le registre d'écrou de la prison des Carmes, auprès de la porte par laquelle on descendait dans le jardin. Là, il appelle et fait venir les prêtres devant lui, deux par deux, pour constater l'identité de leurs personnes, et s'assurer qu'ils persévèrent dans le refus du serment, il les fait passer ensuite dans le corridor qui aboutit à l'escalier par lequel on descend au jardin, ils y sont attendus par les assassins, qui les y égorgent aussitôt qu'ils paraissent et font entendre à chaque fois des hurlements affreux, entremêlés du cri « Vive la nation » !
« Dès la première immolation de ce genre, annoncée de cette épouvantable manière, les prêtres qui sont encore dans l'église ne peuvent plus douter du sort qui les attend, au même lieu ; et néanmoins, toujours en prières au pied de l'autel, ils n'en paraissent point troublés. Ceux qui sont appelés à leur tour par le commissaire se lèvent aussitôt, les uns avec la sérénité d'une âme pure et pleine de confiance en Dieu, les autres avec un empressement très marqué d'aller donner leur vie pour
Jésus-Christ. L'un vient les yeux baissés, continuant sa prière, qu'il n'interrompt que pour répondre au commissaire, et il la reprend tranquillement ensuite, en se rendant à l'escalier de la mort ; il prie encore lorsqu'il tombe sous le fer des assassins. Un autre, son bréviaire ou l'Ecriture sainte à la main, marche avec ces livres de divines promesses, et montre par son visage et sa démarche qu'il s'attend à les voir se réaliser quand il recevra le coup fatal. Quelques-uns présentant aux assassins un front angélique les regardent avec une douce charité, dans laquelle on ne peut méconnaître une touchante compassion pour leur frénésie et leur aveuglement. C'est avec une céleste noblesse que ces héros du sacerdoce reçoivent le coup mortel qui les affranchit des persécutions des hommes et de la corruption de la terre. Plusieurs enfin, en quittant le sanctuaire pour aller comparaître devant le commissaire, jettent des regards de prédestinés sur la croix de l'autel et répètent ces paroles de Jésus-Christ : « Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » Ainsi périrent en vrais martyrs, dans cet endroit, trois illustres prélats, un très grand nombre de prêtres et un pieux laïque. Le commissaire lui-même fut touché de leur saint héroïsme. Deux jours après, il ne pouvait s'empêcher de dire à ceux des prêtres qu’il avait fait soustraire au massacre et qui étaient encore détenus au comité de la section : «Je m'y perds, je n'y connais plus rien, et tous ceux qui auraient pu le voir n'en seraient pas moins étonnés que moi. » Nos prêtres allaient à la mort avec la même joie que s'ils fussent allés à des noces !
« Le nombre des prisonniers se trouvant réduit à une vingtaine, on nous fit lever du pied de l'autel, et ranger deux à deux pour prendre la place de ceux qui venaient d'être tués.
« Traversant la chapelle de la Sainte-Vierge, pour descendre à mon tour par le petit escalier au bas duquel étaient les égorgeurs, je fus reconnu par quelques voisins de mon domicile, qui me firent réclamer par le commissaire. Il dit ces mots aux assassins : « Frères et amis, en voilà un que ses concitoyens réclament ; dites, s'il vous plaît, qu'il soit mis à part pour être jugé. » Ils répondirent : « Qu'on le mette à part .» Le commandant parvint à faire cacher avec moi, sous des bancs, six autres de mes confrères. Tout le reste fut massacré et dépouillé de tout vêtement ; après quoi les égorgeurs se retirèrent.
« Ce ne fut qu'avec des peines infinies, et au milieu d'une multitude immense de femmes et d'hommes habillés en femmes qui demandaient qu'on nous livrât à leur fureur, que nos gardes parvinrent à nous conduire à l'église de Saint-Sulpice où la section était assemblée.
« Là, après avoir rendu compte de l'inutilité de sa mission, le commissaire nous présenta au bureau, et demanda que la section disposât de nous suivant sa sagesse. Aussitôt un homme se leva et opina pour qu'on nous livrât sur-le-champ au peuple qui nous attendait, disait-il, pour nous égorger au pied de l'escalier de l'église. Cette demande fut appuyée, mais rejetée aussitôt par une réclamation presque universelle. M. Leclerc, médecin, fut d'avis que l'on nous séparât, que l'on nous donnât à chacun deux gardes et que la section nommât des commissaires pour nous interroger. Cette motion fut adoptée. L'objet deM. Leclerc, en gagnant du temps, était de se rendre maître, avec ceux qui pensaient comme lui, des délibérations de la section, et par là de nous sauver.
« A minuit, les commissaires s'ajournèrent au lendemain matin et l'on nous conduisit dans une salle du séminaire dont on avait fait une prison; nous y étions depuis une heure lorsqu'un des égorgeurs vint se plaindre à haute voix, tant en son nom qu'en celui de ses camarades, qu'on les avait trompés, qu'on leur avait promis trois louis, et qu'on ne voulait leur en donner qu'un seul. Le commissaire répondit qu'ils avaient encore dans les prisons de Saint-Firmin, de la Conciergerie et d'autres, de l'ouvrage pour deux jours, ce qui ferait les trois lenis promis, que d'ailleurs, on s'était engagé à donner nos dépouilles, et que croyant devoir être déportés, nous nous étions presque tous fait habiller de neuf.
« L'égorgeur répliqua que ne sachant pas qu'ils auraient nos habits, ils tailladaient les prisonniers à coups de sabre ; que dans cet état des choses, les fossoyeurs ne voulaient donner des dépouilles que quatre cents francs ; qu'au surplus il allait vérifier avec le commissaire si les prisonniers qui avaient été réservés étaient ou non habillés de neuf, et il entra aussitôt avec le commissaire dans la salle où nous étions. Heureusement nos habits, examinés de près, se trouvèrent usés, et les deux hommes sortirent ensemble. Il m'est impossible, encore en ce moment, de penser sans frémir à cette appréciation de ce que nous pouvions valoir d'après nos vêtements, faite au milieu de la nuit après ce que nous avions vu, et ce que nous devions craindre encore.
« Le lendemain, nous fûmes interrogés chacun en particulier par trois commissaires. Le choix en général avait été bien fait, et nous ne tardâmes pas à nous apercevoir du désir de ces messieurs de nous arracher à la fureur des assassins. Nos amis employèrent la matinée à chercher des citoyens qui voulussent répondre de nous et ils en trouvèrent. L'après-midi, l'on nous conduisit à la section, où les procès-verbaux des interrogatoires ayant été lus, elle prononça la mise en liberté de chacun de nous.
« Cependant, on vint avertir le commandant qui nous avait gardés la veille dans la prison des Carmes que des gens apostés nous attendaient au bas de l'escalier de l'église pour nous assassiner lorsque nous sortirions. Comme j'avais entendu cet avertissement, le commandant, homme plein d'énergie et de bonne volonté, nous dit à l'oreille : « Soyez tranquilles, on a pourvu à votre sûreté. » En effet, quand nous nous levâmes pour nous retirer, aussitôt se levèrent avec nous un grand nombre de gardes nationaux, qui, le sabre à la main, nous placèrent au milieux d'eux et nous conduisirent ainsi dans la communauté des prêtres de Saint-Sulpice, où nous ayant demandé nos différents domiciles, ils se divisèrent en petites troupes, nous accompagnèrent pendant la nuit, chacun dans nos maisons, et nous recommandèrent de ne pas sortir de quelques jours.
« Telles sont les principales circonstances de ce qui s'est passé par rapport à mes confrères et à moi dans les journées du 2 et 3 septembre. Aucun d'eux n'a poussé un cri de douleur, n'a formé une plainte, tous sont morts avec sérénité, et dans l'espérance d'une meilleure vie. Quant à moi, qui n'ai pas été jugé digne de les accompagner, je proteste que dans tout ce que je viens d'écrire il n'est entré aucun sentiment de vengeance, ni même d'amertume. »
L'abbé Bardet, sauvé à peu près de la même façon, donne à son tour, sur ces diverses circonstances, les détails suivants :
« J'essayai de dire au garde qui me conduisait que je mourais innocent, ne m'étant jamais trouvé dans aucun complot. Il me répondit : « Quand vous serez auprès du commissaire, vous lui conterez cela. » Arrivé près de lui et passant la porte, je lui dis la même chose, et sans attendre que j'eusse fini, il me prit par le bras, m'ordonna de me ranger avec les autres. Je vis l'abbé Leroux, vicaire de Nantes, l'abbé Cheriot, prêtre de Saint-Jacques-la-Boucherie, l'abbé Berthelet, l'abbé du Tillet, M. de l’Epine, prêtre de Saint-François-de-Sales, qui avait été sauvé par la compassion qu'il excita au garde qui le conduisait à la mort et qui, lui déchirant sa soutane, le revêtit d'un habit qu'il enleva à un de ses camarades.
« On nous emmena ensuite à la section assemblée à Saint-Sulpice. Il était nuit, je ne vis qu'une troupe de femmes qui remplissait les rues. Deux hommes conduisaient chacun de nous en criant comme des forcenés : « Vive la nation ! Vivent les sans-culottes ! Voici d'honnêtes gens que nous menons, tous les autres sont morts, les scélérats !... »
« On nous conduisit ensuite au Comité, on nous mit dans une salle sous la garde de deux hommes armés qu'on relevait toutes les deux heures, en leur laissant la consigne de nous tenir séparés et éloignés les uns des autres.
« Environ une heure après que nous fûmes dans cette salle, nous entendîmes un des malheureux qui revenait des Carmes, et qui se plaignait d'une manière très énergique de l'injure qu'on lui avait faite aux Carmes, en lui refusant, dans la dépouille des morts, une culotte qu'il avait cru pouvoir prendre en voyant tous les autres en faire autant, disant qu'il avait bien gagné une culotte, qu'il venait de rendre un assez grand service à la nation, qu'il savait ce que nous devions faire si on avait attendu plus tard de nous massacrer.
« Nous avions tout lieu de craindre que quelques malintentionnés ne lui fissent signe d'entrer dans notre salle. J'étais près de l'abbé Leroux,vicaire de Saint-Emilien de Nantes. La plainte du sans-culotte fut longue ; elle aurait sans doute duré plus longtemps si l'un des commissaires qui tenait la séance permanente ne lui eût donné une espèce de satisfaction en prenant le même ton et en s'écriant : « Vivent les sans-culottes ! Je suis moi-même un sans-culotte; mais quoiqu'il soit juste de payer tous les sans-culottes, il ne faut pas que l'intérêt seul les guide. » Le plaignant reprit : « Six francs pour une pareille journée n'est pas trop et je puis bien avoir une culotte de ces scélérats ! » Quelqu'un de l'assemblée lui objecta que six livres étaient une bonne journée, et que tous les ouvriers n'en gagnaient pas autant.
«Nous primes un peu de repos la nuit ; le jour parut. C'est alors seulement que je reconnus tous mes malheureux confrères. Celui dont la vue me frappa le plus fort fut M. de l'Epine, prêtre de Saint-François-de-Sales, vieillard respectable...
« Il était plus de sept heures lorsqu'un commissaire, en habit de garde national, entra dans notre prison; il nous parla avec bonté. Quelque temps après en vint un. autre. M. Geoffroy, qui nous parla d'une manière vraiment intéressante, nous dit qu'on venait de prendre une délibération pour que nous soyons interrogés dans la journée, qu'on porterait à la section nos procès-verbaux dans le temps où il y aurait moins de monde, et que, de là, on viendrait nous mettre en liberté sans que nous soyons obligés de paraître ; que cela avait été son avis, sans quoi il aurait donné sa démission.
« Dans la matinée, on apporta différents effets appartenant à nos malheureux confrères ; je reconnus les miens, et quoique je les montrasse, il ne me fut pas possible d'obtenir un mouchoir.
«Les commissaires s'étaient assemblés dans notre prison pour nous interroger, d'abord cinq, ensuite sept, qui prirent l'abbé Berthelet de Barbot.
« Avant cet interrogatoire on avait élargi le frère Istève des écoles gratuites, sans interrogatoire ; il partit avant dix heures du matin.
«Les commissaires se partagèrent ensuite pour interroger plusieurs en même temps : deux en prirent un, mais dans des appartements séparés. Dès ce moment on nous divisa afin que nous ne puissions communiquer ensemble. Ce fut un petit maigre en perruque ronde qui m'interrogea, et il le fit d'une manière aussi rude que satirique ; sa figure et son ton étaient sévères.
« L'heure du dîner arrivée, MM. les commissaires se retirèrent en nous disant que dans la journée on entendrait les autres. Un d'eux, en habit de garde national, s'approcha de nous, et nous demanda si nous avions besoin de quelque chose, si nous voulions de l'argent pour nous procurer à manger. Je m'approchai de lui, je le remerciai en lui disant que plusieurs de nous n'avaient rien, mais qu'il me restait encore quelque chose et que je me ferai un devoir de partager avec eux tant que je le pourrais. Il se retira ; j'ai appris depuis que c'était M. Legendre. Un moment après, M. Geoffroy vint à nous et nous dit positivement de demander tout ce qu'il nous fallait, que la section payerait; il nous avait prévenus, il avait même déjà payé le traiteur. Nous mangeâmes sur les bancs qui étaient autour de la table et debout. M . de l'Epine, trop incommodé, se mit à genoux, ne pouvant assurer ses mains tremblantes (1).1. Cette infirmité de M. l'abbé Allais de l'Epine est constatée dans le procès-verbal de son interrogatoire, daté du 7 septembre.
« On nous laissa assis assez longtemps, sans reprendre notre interrogatoire. Sur les cinq heures, les commissaires revinrent. Quelques instants après, celui à perruque ronde me fit aller avec lui et un autre commissaire dans une espèce de cuisine où il fit venir un garde, de manière que j'étais toujours avec les gens à pique. Le procès-verbal dressé, je fus reconduit à la salle commune, où je restai avec les autres en attendant ce qu'on déciderait à la section.
« Là, quelqu'un éleva la voix en annonçant la prise de Verdun. Cette nouvelle ne fit tort qu'à moi, car mes autres confrères furent élargis, soit pendant la nuit, soit le mardi matin...Un ecclésiastique qui était à la section, et avait assisté à la lecture de mon procès-verbal, s'était levé et avait dit que nous étions des vampires et qu'il fallait bien se garder de nous relâcher, que je ne manquerais pas de donner des principes contraires ; on vint me dire, en effet, qu'il y avait un autre jugement porté pour moi.
« Le lundi au soir, je vis arriver MM. Lebreton, Martin et Keravenant ; le mardi, environ sur les neuf heures, arriva l'abbé de Pradignac.
« M. Violette, commissaire, entra un instant après l'abbé de Pradignac, et nous dit que nous avions eu bien du bonheur d'échapper à la justice du peuple,. qui s'était posté dans toutes les prisons. Revenant ensuite à nos confrères massacrés, il dit avec enthousiasme qu'il n'y comprenait rien, et qu'il était étonné, comme tout le monde le serait, de nous avoir vus marcher à la mort avec autant d'allégresse et de gaîté que si nous étions allés à la noce. Son gros embonpoint annonçait assez qu'il ne connaissait guère d'autre plaisir que la matière, et qu'il ne croyait pas beaucoup aux motifs qui nous déterminaient.
« Le mardi se passa sans interroger mes nouveaux confrères; le mercredi dans l'après-midi on s'en occupa. Il vint un commissaire qui nous parla avec un ton de rage ;
il questionna l'abbé Martin avec le même ton. C'est lui qui, la veille, avait refusé au même abbé le bréviaire d'un de nos confrères massacrés, en lui disant : Priez Dieu par coeur si vous y croyez !
« M. Bourgeois, nominé depuis deux jours trésorier de la section, vint nous visiter dans la matinée et versa des larmes sur nos malheureux confrères massacrés, témoignant le plus amer chagrin d'en avoir vu si peu échapper au fer des assassins.
« On apporta une lettre de Pétion. M. Bourgeois, à qui on remit cette lettre, entra dans la salle, et là, des larmes de joie coulant de ses yeux, il nous dit d'un ton plus touchant : « Messieurs, voici un des plus beaux jours de ma vie, où j'aurai le bonheur de voir rendre la liberté à d honnêtes gens qui n'étaient pas faits pour la perdre. Oui, cette lettre, qui est pour l'un de vous, servira pour les cinq, et j'espère que ce soir vous pourrez tous aller chez vous. »
« Après qu'on eut lu la lettre à la section, on nous y appela. Nous y fûmes reçus très bien. On proposa à l'abbé Martin de prêter le serment de haine aux rois. Plusieurs particuliers s'élevèrent contre cette motion. Un autre dit que les députés l'avaient fait individuellement, mais que ce serment n'étant pas décrété, nous n'étions pas tenus de le faire. Cette opinion prévalut et nous sauva.
« On insista pour accélérer notre liberté à tous en exposant surtout le besoin que nous avions de changer de linge et de prendre du repos, qu'il se faisait tard et qu'il ne fallait pas nous exposer dans les rues à une heure aussi avancée. Ce à quoi l'honnête M. Bourgeois répondit : « Ces messieurs ne seront point en peine pour leur souper et leur logement ; ils trouveront chez moi tout ce dont ils auront besoin ; trop heureux de les recevoir »
«Nous touchions donc au moment d'être tous libres quand M. Carcel, un des commissaires, vint prier qu'on nous accordât quelqu'un pour notre sûreté. M. Alexandre, président, répondit que chacun s'empresserait de nous servir et de nous garder. M. Carcel insista, ajoutant qu'il venait d'entendre dire à ses oreilles qu'aucun de nous ne sortirait de l'église. Le président répliqua qu'il ne pouvait croire quelqu'un assez monstre pour oser tenir un pareil propos ; qu'au surplus s'il en existait un, il fallait le nommer, parce que ce serait lui qu'on chasserait de l'église, qu'un tel langage ne pouvait venir que d'un scélérat, et qu'on ne devait y faire aucune attention.
«On finit en nous délivrant à chacun un certificat de citoyen français. Nos amis nous attendaient pour nous accompagner. Un de ceux qui avaient le plus parlé contre moi s'offrit pour m'escorter jusqu'à la voiture qui me reconduisit rue d'Anjou, faubourg Saint-Honoré. »
L'abbé Saurin de Marseille, ex-jésuite, n'a point péri aux Carmes. Aprèss on évasion, il put sortir de France et se rendit à Rome. Les particularités de sa délivrance qu'il y raconta à MM. Vialar et d'Auribeau, de qui nous les avons apprises,méritent d'être rapportées. Ce respectable prêtre attendait, dans une chapelle de l'église des Carmes, que son tour d'être massacré fût venu. Il entend un des assassins, qui passait près de lui, parler avec l'accent provençal et s'en approche, en lui disant : « Mon ami, vous êtes de la Provence? — Oui, répond celui-ci, et je suis de Marseille. — Et moi aussi je suis de la même ville. — Comment vous nommez vous ? — Saurin. — Oh ! votre frère est mon parent ! — Eh bien, puisque nous avons des rapports de famille, vous devriez bien me tirer d'ici, car vous savez qu'on ne peut me reprocher ma qualité de prêtre. » Le Marseillais à l'instant interpella ses compagnons et leur dit.: « Citoyens, cet homme est mon parent, et en cette qualité, il ne doit périr que par le glaive de la loi. — Bah ! répliquent-ils, ce prêtre est coupable comme les autres et doit périr avec eux. — Non, non, il n'en sera pas ainsi, et quand je vous demande une exception, c'est que j'ai des droits pour l'obtenir. Sachez, continua-t-il, non sans quelque supercherie, sachez que je me suis trouvé à la prise de la Bastille, aux journées des 5 et 6 octobre, à Versailles, à celle du 21 juin aux Tuileries, et à la dernière affaire, celle du 10 août; voilà, ajouta-t-il en découvrant sa poitrine, voilà les blessures que j'y ai reçues. » L'abbé Saurin a assuré qu'il n'y aperçut pas la plus petite égratignure. Le stratagème n'en eut pas moins de succès, et il fut décidé que le Marseillais conduirait ce prêtre à la section pour y être jugé. Quand l'un et l'autre furent dans la rue voisine (rue Cassette), le libérateur demanda à l'abbé Saurin la redingote neuve dont il était revêtu, et lui donna en échange son habit de garde national, qui était fort usé, pour lui servir de sauvegarde. Comme il demandait en outre quelque argent, pour prix du service qu'il venait de lui rendre, celui-ci le gratifia d'un assignat de deux cents livres, et ils se séparèrent. Quand l'abbé Saurin racontait ces particularités à Rome, il paraissait âgé d'environ soixante ans. Il avait recueilli avec beaucoup de soin des notices intéressantes sur les captifs de l'église des Carmes et chaque article était apostillé de notes marginales infiniment précieuses. Son manuscrit qu'il communiqua aux mêmes ecclésiastiques a été rapporté par lui-même en France lorsqu'il y est revenu ; et tout en regrettant de n'avoir su où le trouver, nous désirons bien ardemment qu'il tombe en des mains capables de le faire servir à la plus grande édification des fidèles.
M. Letellier, qui avait été emprisonné, quoiqu'il ne fût encore que minoré, fut sauvé à peu près de la même façon. Au moment du massacre, il finit par adoucir et intéresser en sa faveur un Marseillais en lui représentant qu'il n'était point prêtre et que c'était par méprise qu'on l'avait saisi. Ce Marseillais le conduisit à la rue d'Enfer où il le laissa (1).
M. l'abbé Lapize de la Pannonie vit encore la mort de plus près. Dès qu'il s'aperçut que Monseigneur l'archevêque d'Arles avait succombé sous les coups des massacreurs, il se réfugia un instant dans l'oratoire, puis s'en échappa et se retrouva au milieu du jardin. L'ordre étant venu alors de rentrer dans l'église, il s'y rendit et entendit des individus crier à plusieurs reprises : « Vous périrez tous. »
« Voyant que rien ne pouvait les apaiser, je fis, dit-il, une courte prière et me déterminai à aller me faire égorger. Je m'avançai plein de confiance en la miséricorde de Dieu et content de n'être plus témoin du massacre de mes frères. Je traversais la chapelle de la Sainte-Vierge pour me rendre au jardin, lorsqu'un garde national que je ne connaissais pas s'approcha de moi et me dit avec un grand air d'intérêt : « Sauvez-vous, mon ami, sauvez-vous ! » Je crus devoir alors profiter du moyen de salut que me proposait ce brave homme ; je gagnai le corridor qui conduit à la petite porte du cloître.
1. Souvenirs de M. Letourneur, évêque de Verdun (Documents particuliers inédits).
M. Letellier a dirigé pendant plusieurs années une institution dans le quartier du Luxembourg.
Aussitôt je me vis assailli d'une grêle de coups de baïonnettes dont neuf me blessèrent plus ou moins grièvement. Je me défendais machinalement de ces coups ; je saisis avec la main quelques-unes de ces baïonnettes, que les brigands maniaient avec moins de facilités dans cet espace resserré. Voyant qu'il n'y avait pas moyen d'attendrir mes bourreaux, je me détermine à prendre le chemin du Parc aux cerfs (1). Je suis encore arrêté par un autre garde national qui tâche de me soustraire à mes assassins ; il leur dit que sans doute j'ai été jugé innocent, puisqu'on m'a laissé sortir. Il fait les mêmes représentations au commandant des Marseillais. Celui-ci me regardant d'un oeil foudroyant, répondit d'un ton brusque et pressé: « Mettez cet homme là, dans une embrasure de porte, on le jugera. »
«Mon garde bienfaisant se hâta d'accomplir cet ordre. Il lui ajouta même une précaution que son humanité seule lui dicta ; car quelques-uns des brigands ayant essayé d'entrer pour achever de m'assommer dans le corridor où il m'avait placé, il se donna lui-même la consigne, il les renvoya tous en croisant ses armes devant eux, en leur disant : « On ne passe pas ».
«Tandis qu'on massacrait mes frères, j'étais là debout, appuyé contre l'embrasure d'une porte, perdant beaucoup de sang par mes blessures et surtout par celle que j'avais reçue à l'avant-bras de la main droite, où la baïonnette avait produit sur une veine l'effet .de la lancette. Mon garde me donnait tous les témoignages possibles de compassion et d'intérêt. Je lui demandai s'il espérait me sauver, il me répondit : « Si je ne l'espérais pas, je ne tiendrais pas à un pareil spectacle, il me fait trop d'horreur. » J'avais sur moi des assignats pour la valeur de six
1. Les massacreurs avaient donné ce nom au jardin du couvent.
cents livres, je le priai de les accepter en disant que cette somme nuirait peu à ma fortune si j'échappais, et que si je mourais j'aimerais bien mieux que ces assignats fussent pour lui que pour,les brigands. Il les refusa absolument, trop bien payé, me disait-il, s'il était assez heureux pour me sauver la vie.
«Mes forces s'affaiblissaient de plus en plus ; mon gard s'en apercevait et soupirait autant que moi après la fin de l'horrible massacre. Au moment où la populace entra, il me conseilla de passer à travers cette foule trop occupée d'aller piller les morts pour faire attention à moi (1).»
L'abbé de la Pannonie suivit, en effet, le conseil et bientôt il se trouva dans la rue de Vaugirard. Là il se rappela qu'une ancienne maîtresse de pension qui conduisait ses élèves à son catéchisme et dont il était connu, demeurait dans le voisinage. Elle avait donné dans le schisme de la Constitution, mais elle était d'une humeur obligeante. Il alla donc lui demander un asile en lui disant :
« Voilà l'ouvrage de vos schismatiques.— Est-ce possible? lui répondit cette brave femme, je vais vous mettre en sûreté ! » Elle faisait alors un petit commerce et avait dans sa boutique un comptoir derrière lequel elle était placée ; comme elle savait qu'on allait faire des visites domiciliaires, elle le cacha dans son comptoir, où l'abbé se tapit, et échappa ainsi à la visite qui eut lieu comme on s'y attendait.
Ensuite elle lui procura un passeport au moyen duquel il passa en Angleterre. Il raconta aux émigrés les dangers qu'il avait courus, et un riche Anglais voulant avoir son gilet, qui était tout percé de coups de baïonnettes : « Votre veste est toute déchirée, lui dit-il, je vais vous donner en échange un vêtement complet de velours .» L'abbé refusa. Sans se déconcerter, l'Anglais alla trouver
1. Récit de l'abbé de la Pannonie. Les Martyrs de la foi, par l'abbé Guillon.
l'évêque de Saint-Pol de Léon, qu'il pria d'agir pour lui auprès de l'abbé. L'évêque en effet dit à ce dernier de satisfaire la curiosité de ce bon Anglais. L'abbé lui remit donc sa dépouille (1).
A ces quelques prêtres qui ont été si miraculeusement épargnés viennent se joindre ceux qui, mus par un sentiment instinctif de leur propre conservation, réussirent à s'évader; l'abbé Vialar fut de ce nombre.
L'abbé Jérôme-Noël Vialar. C'est par erreur qu'on l'a inscrit parmi les morts : il s'évada et passa chez l'étranger. Voici les détails curieux qu'il nous a fournis lui-même sur son emprisonnement et son évasion. Secrétaire particulier de l'archevêque d'Albi, qui était député aux états généraux, il était venu avec lui à Paris en 1789. Le mardi 28 août 1792, demeurant dans la rue du Cherche-Midi, il traversait, vêtu en laïque, la rue de Vaugirard pour aller disparaître en quelque sorte dans le vaste jardin du Luxembourg, lorsqu'il fut rencontré par un piquet de gardes nationaux dont un individu le reconnut pour avoir logé en qualité de prêtre dans un hôtel garni, voisin de son domicile. « C'est un calotin », s'écrie-t-il, et donne ainsi le signal de l'arrêter, lui demandant à l'instant même s'il a prêté le serment.
« Je n'étais pas fonctionnaire public, répond l'abbé Vialar, la loi de ce serment ne me regardait point. » Sur cette réponse on le mène au comité de la section du Luxembourg, dont le président, qu'on lui dit ce jour-là être un marchand de vin, lui fit la même question ; et il répondit de la même manière. Le président insista en lui disant : « Si vous aviez été soumis au serment, l'auriez-vous prêté ? » Blessé par l'inconséquence persécutrice du président, l'abbé Vialar répliqua : «La loi n'examine jamais ce qu'on aurait fait, ou ce qu'on n'aurait pas fait,
1. Souvenirs de Monseigneur Sausin, évêque de Blois (Documents particuliers inédits.)
dans telle ou telle circonstance hypothétique ; mais ce qu'on a fait ou ce que l'on a manqué de faire en contravention à la loi dans un cas réel. » C'en était assez pour le président, il reprit aussitôt : « Qu'on le conduise aux Carmes, et là il sera traité comme doit l'être tout prêtre qui n'a pas fait le serment. »
L'abbé Vialar fut sur-le-champ mené dans le lieu de détention. Pour tout ce qui s'y passait, le récit de l'abbé Vialar confirme les autres relations, en ajoutant cependant que toutes les fois que les prêtres sortaient de l'église pour se promener dans le jardin, et qu'ils rentraient ensuite dans l'église, on en faisait un appel général pour être bien sûr qu'il n'était échappé aucune victime. L'abbé Vialar se trouvait au fond du jardin à gauche, lorsque les assassins y entrèrent en renversant d'un coup de sabre le premier prêtre qu'ils rencontrèrent. Son premier mouvement fut de tomber à genoux au pied du mur et d'offrir à Dieu le sacrifice de sa vie. Un moment après il se relève, et jugeant que ce mur n'était pas impossible à franchir, il l'escalade vers le milieu de sa longueur en invitant l'évêque de Saintes, qui passait près de lui, à l'imiter. Ce prélat, à qui les forces le permettaient, se contenta de répondre : « Et mon frère ? » Après avoir franchi cette muraille, l'abbé Vialar se trouve dans une espèce de cour close de l'autre côté par un mur plus élevé que le premier, et dans laquelle était un réduit situé sous l'oratoire du jardin des Carmes.
Il s'y tapit, et de là il entend les gémissements des victimes, les hurlements des assassins. Son âme en est troublée, il sort de ce réduit, erre dans la cour sans savoir où il va, Apercevant un bout de solive fixée dans le grand mur, un peu au-dessous de la hauteur de son bras tendu, il s'élance, la saisit, s'en fait un échelon au moyen duquel il atteint le sommet du mur, et saute au delà. Un hôtel fermé de ce côté par une grille s'offre à ses yeux ; il escalade la grille, monte au hasard dans une maison qu'il trouve inhabitée et démeublée. Parvenu comme égaré au plus haut des étages, et voyant dans une chambre ouverte un matelas sur le plancher, il y tombe accablé de lassitude, et y dort pendant deux ou trois heures. La nuit arrivait quand il s'éveilla. En entendant alors parler vers la porte cochère de la maison, il descend, rencontre une femme à laquelle il raconte son aventure, se fait ouvrir et va se réfugier dans la ville, loin de sa demeure ancienne. Restant comme stupéfié dans la nouvelle, il y séjourna pendant deux mois après lesquels, voyant que la persécution augmentait de jour en jour, il s'enfuit vers Senlis. Sur la route il rencontra, non sans étonnement, l'abbé de Rochemure, qui avait été son compagnon de captivité et qui retournait sans défiance à Paris, pour y chercher quelques effets de peu de valeur qu'il avait laissés aux Carmes. La stature de cet ecclésiastique, frère du chanoine de Rochemure, grand vicaire de Senlis,qui y résidait encore alors, avait contribué à son salut. Vialar s'étant arrêté à Senlis y vit naître un danger qui ne lui permettait plus d'y rester. Il craignait d'y être compris dans un recrutement de trois cent mille hommes ordonné par la Convention, et il revint à Paris où il chercha vainement à se procurer un passeport pour sortir de France. Ne pouvant l'obtenir et inspiré par la crainte, il se déguisa en marchand colporteur, prit une pacotille sur son dos, traversa la France, et arriva en Suisse, d'où vers la fin de 1793 il se rendit à Rome. Lors de l'invasion des Etats romains par l'armée française, en 1798, il partit pour la Russie, où il devint chapelain de l'ambassadeur de Naples près la cour de Saint-Pétersbourg. Revenu en France au printemps de 1819, il en est reparti vers la fin de juillet suivant, pour aller reprendre ses fonctions de chapelain.
L'abbé de Montfleury échappa de la même façon au
fer des assassins. « Je me trouvais, dit-il, au bout de l'allée qui séparait notre jardin du jardin potager. A l'autre bout était Mgr l'archevêque, se promenant avec deux ecclésiastiques. Je le vis frapper à coups de sabre. Je m'élançai alors sur le petit mur de séparation, et n'ayant pas été vu, je pus, avec deux ou trois autres, escalader plusieurs murs et enfin sortir par l'hôtel du marquis de Brézé (1) »
Une autre relation confirme ces détails et les complète ainsi qu'il suit :
« M. de Montfleury se laissa tomber dans un jardin contigu à celui des Carmes. Là, il escalade un second mur et tombe dans un jardin particulier, où il donne dans sa chute contre une croisée dont il brise plusieurs carreaux. Les personnes qui habitaient cet appartement, ne sachant ce qui avait lieu alors aux Carmes, s'effrayent d'abord, se croyant investies par des voleurs. « Madame, dit M. de Montfleury, je ne viens pas pour faire du mal à personne ; de grâce, qu'on m'ouvre la porte de votre maison ! » La porte est ouverte, et à l'instant il court dans la rue pour se sauver ; mais étant sans chapeau, il fut reconnu aussitôt par ceux qui étaient dans la rue, et ceux-là, craignant peut-être d'être accusés eux-mêmes, s'ils ne le dénonçaient, voulaient le reconduire aux Carmes. M. de Montfleury s'échappe de leurs mains et se jette fort à propos dans une voiture qui le sauve (2). »
M. de Rest, clerc de la paroisse Saint-Sulpice, se sauva en escaladant un des murs du fond. Il grimpa contre un treillage qui, heureusement pour lui, se rompit sous ses pieds à l'instant même où une balle allait l'atteindre. Prompt et leste, il remonte aussitôt, franchit le mur et
1. Lettre écrite le 27 novembre 1842 par M. l'abbé de Montfleury (Documents particuliers).
2. Relation inédite de M. de Courtade (Documents particuliers).Les
tombe dans le jardin des Dames du Cherche-Midi (1). Là, il trouve un bourreau plus barbare encore que les massacreurs des Carmes. C'est le jardinier même, qui, de sang-froid, la faux à la main, attend les prêtres qui viendront se jeter dans son jardin. Il s'approche de M. de Rest, et il l'eût horriblement massacré, si la femme et les enfants de ce jardinier ne se fussent jetés devant la faux et ne l'eussent arraché des mains de ce monstre (2).
Plusieurs autres ecclésiastiques cherchèrent à fuir en franchissant le mur du fond ; mais, moins heureux sous ce rapport que leurs confrères, ils furent, ainsi que l'abbé Galais, poursuivis et atteints au moment où ils allaient se croire sauvés.
Quant aux abbés Martin et de Keravenant, nous avons vu plus haut de quelle manière ils avaient réussi à tromper les recherches des massacreurs.
Enfin, il est un dernier prêtre à propos duquel une sorte de légende a circulé de bouche en bouche ; mais rien n'est venu justifier, à nos yeux, le fait sur lequel elle s'appuie. Nous en avons trouvé la relation dans la lettre suivante, écrite par la soeur Rosalie le 23 octobre 1828 (3) :
« Parmi ceux qui furent sabrés, il y en eut un qui se sauva par une espèce de miracle. Je le connaissais, il s'appelait M. Tessier. Voici comment cela se passa : Un chirurgien passe et voyant ces corps, il se dit en lui-même : Voyons s'il y a quelqu'un qui palpite encore, je l'achèterais ; peut-être, en le soignant bien, pourrais-je le sauver. Il en trouva un en effet, il déclara sa profession
1. Il doit y avoir là une confusion. Le jardin des religieuses du Cherche-Midi ne tenait au couvent des Carmes que dans une petite
2. Souvenirs de M. Letourneur, évêque de Verdun.
3. Œuvres inédites de l'abbé Maury.
et demanda le corps, qu'on lui donna sans se faire prier. Il en prend un soin si grand que le bon M. Tessier revient à la vie. Le grand trouble qu'il éprouva l'avait un peu affaibli. Je ne l'ai point vu depuis cette époque. On m'a dit qu'il avait la figure balafrée, tant on lui avait donné de coups de lance. »
Malgré tout le respect qu'on doit à la mémoire de la soeur Rosalie, nous ne pouvons admettre ce récit, dans lequel domine l'invraisemblance. D'ailleurs, la vénérable soeur n'avait rien vu par elle-même; elle tenait ces détails de personnes qui n'en avaient pas vu davantage, et assurément, si un pareil fait s'était produit, il est tellement extraordinaire que l'abbé Tessier d'une part, et le prétendu chirurgien de l'autre, eussent été les premiers à le raconter à ceux qui se sont occupés de cette terrible époque. Or personne n'a rapporté cet épisode : tous les écrivains, au contraire, ont fait figurer l'abbé 'Tessier parmi les victimes du 2 septembre 1792, et bien des années après un prélat que sa situation mettait à même de connaître toute la vérité à cet égard, ajoutait que l'abbé Tessier avait eu la douleur de se voir frapper par un jeune homme à qui il avait fait faire sa première communion, et qui le perça d'un coup de baïonnette
Enfin il est difficile d'admettre que la soeur Rosalie, qui, d'après son propre aveu, connaissait l'abbé Tessier avant son arrestation, ne l'ait jamais revu après un semblable événement.
Il semble, au contraire, qu'elle eût dû chercher à entendre de sa bouche même le récit d'une délivrance aussi extraordinaire et lui en témoigner toute sa joie.
Ces considérations nous déterminent donc aussi à maintenir, jusqu'à plus ample preuve, cet infortuné
1. Souvenirs de M. Letourneur, évêque de Verdun.
prêtre sur la liste de ceux qui ont été massacrés aux Carmes (1).
Dans sa Notice historique sur le couvent des Carmes, M. l'abbé Lalanne cite l'abbé Potel parmi ceux qui ont pu se dérober sains et saufs. Nous pensons que c'est là une erreur. L'abbé Potel, que nous avons vu dans ces
1. Dans sa Description historique des prisons de Paris, p. 161, M. Saint-Edme raconte à peu près le même fait :
« Le jour du massacre, dit-il, une femme, apprenant que son confesseur était du nombre des ecclésiastiques assassinés, conçut le vif désir d'avoir son corps pour lui rendre les honneurs de la sépulture.
« Comme elle était tout entière à cette idée, elle entendit rouler dans la rue un tombereau : elle courut à la fenêtre, vit qu'il était rempli de cadavres et reconnut parmi eux le corps de son confesseur.
« Un chirurgien se trouvait près d'elle en ce moment; elle le conjura, avec des instances réitérées, de l'aller racheter des conducteurs du tombereau, et le lui montra afin qu'il ne se trompât point.
« Le chirurgien se rendit à ses prières, se présenta aux conducteurs du tombereau, leur déclara sa profession et les pria de lui vendre un des cadavres qu'ils emportaient. On lui demanda vingt écus, et on lui permit de choisir ; il paya et prit le corps en question.
« Il le fit porter dans l'antichambre de la dame, qui se proposait, disait-elle, de l'enterrer dans sa cave, en attendant un temps plus calme.
« Elle fut dispensée de ce soin ; ce n'était pas un cadavre qu'on lu avait apporté, c'était un corps vivant.
« Dès qu'il fut resté seul avec le chirurgien, il se dressa sur ses pieds et demanda des habits. Lorsqu'il se trouva en état de paraître devant sa visiteuse libératrice, il lui parla ainsi :
« Quand j'ai vu qu'on massacrait tous mes compagnons d'infortune, il ne m'est pas venu d'autre idée que de me jeter parmi les cadavres, Elle ma réussi, on m'a cru mort, on m'a dépouillé et on m'a mis sur ce tombereau d'où vous m'avez retiré, et duquel je devais être jeté dans une carrière. Je n'ai pas eu le moindre mal, pas la plus légère égratignure. »
« Tous trois se précipitèrent à genoux pour remercier le ciel de sa faveur. »
Les motifs qui nous ont fait repousser la narration de la soeur Ilosalie nous serviront bien mieux à combattre le récit de M. Saint-Edme.
Il nous est impossible, en effet, de croire sérieusement qu'un prêtre ait pu se jeter parmi les cadavres et tromper ainsi la rage des massacreurs, qu'il soit resté dans cette situation jusqu'au lendemain matin, alors que, n'ayant pas une égratignure,il aurait pu profiter de la nuit pour escalader un mur, qu'il se soit en outre laissé dépouiller de tous ses vêtements sans faire le plus petit mouvement et que, dans cette situation. il ait eu la chance extrême d'être placé dans le tombereau de telle façon que sa pénitente ait pu le reconnaître du haut d'une fenêtre. Tout cela peut être fort bien trouvé, mais : Ma non e vero.
dernières années attaché au clergé de Saint-Sulpice, a bien pu assister aux tristes scènes de la Révolution ; mais rien ne signale sa présence au couvent des Carmes. Son nom ne figure; ni sur la liste des massacrés, ni parmi ceux qui ont échappé au carnage. C'est donc là encore une tradition qui s'est accréditée d'autant plus facilement que l'âge et une infirmité de cet ecclésiastique la rendaient plus vraisemblable (1).
D'ailleurs, s'il nous fallait une preuve de ce que nous avançons, nous la puiserions dans des notes manuscrites émanées de l'abbé Potel lui-même, notes que nous . avons eues sous les yeux et dans lesquelles, s'occupant de prêtres qu'il a connus et qui ont été emprisonnés aux Carmes, il n'ajouta pas une ligne qui lui soit personnelle.
On a vu dans le chapitre précédent que Daubanel, secrétaire de la section du Luxembourg, après avoir relevé le nom des victimes, dressa également le tableau des prêtres ou autres personnes qui, suivant ses propres expressions, avaient été soustraits à la sévérité du peuple, conduits ensuite au Comité, puis remis en liberté. Trente personnes seulement figurent sur cette liste, et toutes, dans le principe, étaient présentées comme ayant été conduites au Comité ; mais plus tard on fit, en regard des quatorze derniers noms, une accolade avec ces mots : « On a appris depuis peu que ces derniers s'étaient évadés par-dessus les murs et avaient ainsi échappé à la mort. »
1. M. l'abbé Potel boitait, et on prétendait qu'il s'était démis le pied en tombant du haut d'un mur qu'il aurait escaladé pour se sauver.
Malgré cette rectification, cette liste est loin d'être complète, et les renseignements que nous avons puisés de part et d'autre à ce sujet nous permettent de la rectifier, et de porter à quarante-quatre le nombre de ceux qui ont pu véritablement échapper au massacre.
En voici les noms par ordre alphabétique :
1. ALLAIS DE L'EPINE (Jean-Baptiste), prêtre de Saint-François-de-Sales.
2. AUZURET, curé au diocèse de Saintes.
3. BARBÉ, prêtre à Saint-Sulpice.
4. BARDET, curé à Besançon.
5. BERTHELET DE BARBOT (Jean-Marie), vicaire général de Mende.
6. BERTON (Nicolas), chanoine de Lyon.
7. BREILLOT, prêtre à Saint-Eustache.
8. CAMAUSSARY ou CAMOUCHARD (Pierre), laïque, aux Eudistes.
9. CHÉRIOT, vicaire à Saint-Jacques-la-Boucherie.
10. CHIRON (Baptiste), prêtre à Saint-Eustache.
11. CORBY, prêtre irlandais.
12. DOUAY (de), prêtre de Saint-Sulpice, chanoine de Valenciennes.
13. DUPLAIN (Joseph), libraire (1).
1. Le sieur Duplain s'évada le 2 septembre. Cette évasion est constatée par le procès-verbal de la section du Luxembourg, en ces termes :
« M. Marcelot est venu prévenir que le sieur Duplain s'est évadé des Carmes et est déposé chez M. Williams, rue du Vieux-Colombier. L'assemblée a arrêté que M. Williams en répondra, sur sa responsabilité et celle de M. Marcelot. »
Le procès-verbal du 3 septembre constate en outre ce qui suit :
« ... Sur la pétition qui a été faite relativement à M. Duplain, qui était sorti hier des Carmes, où il était détenu comme prisonnier, il a été arrêté que MM. Luron et Guérin seraient commissaires pour accompagner M. Duplain en l'assemblée générale de la commune : l'assemblée de la section a arrêté qu'il serait conduit pour prononcer ce qui appartiendrait, d'après la sagesse de l'assemblée générale de la commune. »
14. FERRIÈRE (Pierre-Dominique), laïque.
15. FORESTIER (Joseph).
16. FRONTEAU, curé de Saint-Aubin au Pont-de-Cé.
17. GRAYOT DE KERAVENANT (Pierre-Joseph), prêtre de Saint-Sulpice.
18. GUYARD (Charles-Antoine), chapelain de la Miséricorde.
19. ISTÈVE (Jean-Baptiste), frère des Écoles chrétiennes .
20. LACOMBE, religieux cordelier.
21. LAMBERTINY, clerc tonsuré.
22. LAPIZE DE LA PANNONIE, chanoine de Cahors.
23. LAVIEUVILLE (de), officier de marine.
24. LEFAYPAS, domestique de l'archevêque d'Arles .
25. LEROUX (Julien), vicaire de Nantes.
26. LETELLIER (Honoré-Joseph), minoré de Saint-Sulpice .
27. LETURC (Jean-Joseph), chapelain des filles Saint-Thomas.
28. LOGER OU ROGER, curé du diocèse de Chartres.
29. LOSTANDE (de) (François-Benoît-Joseph), prêtre de la Communauté de Saint-Sulpice (1).
30. MARTIN (Pierre), aumônier de la marine.
31. MÉJASSE (Pierre), domestique de M. de la Pannonie.
32. MIQUEL (Claude-Jean-François), diacre aux Missions étrangères.
33. MONTFLEURY (de), prêtre au séminaire St-Sulpice.
34. PELLISSON, maître de pension.
35. PITTORA DE MARIGNY, maréchal de camp.
1. M. de Lostande fut tellement impressionné par l'affreux spectacle qu'il avait eu sous les yeux, qu'il en devint presque fou.
36. PONTUS, prêtre de Saint-Sulpice.
Les massacres de septembre
37. PRADIGNAC (Pierre), prêtre de Saint-Sulpice.
38. REST (de), laïque.
39. ROCHEMURE (de), vicaire général de Senlis. — ROGER, voy. LOGER.
40. SAURIN, eudiste.
41. SAUSSOIR (du), laïque.
42. TILLET (Alexandre-Ingland du), abbé de Saint-Georges du Maine.
43. VIALAR, prêtre.
44. VIGOUREUX (Ambroise), clerc tonsuré (1)